De toute sa vie, Sky ne se rappelait pas une seule fois où il s'était pris la tête avec Whizz. Dans leur dictionnaire, la dispute n'avait pas une seule page, pas un paragraphe, même pas une simple virgule. A priori, Sky avait pris ce simple fait pour acquis. Il était persuadé que même s'ils devaient habiter ensemble pendant quatre vingt ans, vivre dans la crasse de l'autre ne serait jamais un sujet conflictuel. C'était normal. Sky aimait tellement Whizz, le frère qu'il n'avait jamais eu, qu'il était prêt à accepter des déguisements ridicules que le blond lui affublait lorsqu'il était un peu trop de bonne humeur. De la même manière, il acceptait ses sautes d'humeur, ses choix débiles à la télévision et même des coups de fourche dans le tibia à la ferme. C'était leur amitié, elle avait toujours été décalée et même si elle ne plaisait qu'à eux et clairement pas aux autres Fenley et Elliot de la région, Sky n'envisageait pas de laisser Whizz de côté jamais. S'il devait vivre une épreuve, il ne voulait que la main de Lawrence pour traverser l'obstacle et il supposait la réciproque vraie. Le Fenley avait toujours été la personne chez qui il avait accouru quand sa vie partait en sucette ses dernières années, à vrai dire, c'était surtout les disputes avec sa famille. La seule peine de Sky, c'était bien sa famille de toute manière. Cela ne l'empêchait pas d'avoir besoin du blond: il était ses yeux là où Sky ne voyait plus, il était son guide dès qu'il était perdu. Point final. De ce fait, le pauvre Sky était loin de penser qu'un jour ou l'autre, leur amitié devrait subir un parcours chaotique. On disait que tout était possible, c'était peut être vrai. En attendant, l'aveugle ne pensait pas à tout cela. Il était heureux, comme toujours, mais encore plus que d'habitude. Non seulement il était à la fête foraine, le meilleur moment de l'année à Buffalo selon lui, mais on l'avait élu roi de la fête et il avait le droit de se promener dans les allées de la foire avec sa couronne de paille. Très cérémonial comme style. Le brun aurait bien voulu en parler à Whizz mais ce misérable enfoirâtre n'était pas en vue... Façon de parler, encore une fois. Alors, au lieu de s'inquiéter comme il le faisait souvent, Sky s'était dit que c'était le moment de vagabonder vers les stands pour manger tout et n'importe quoi ou se faire une pêche aux canards... A l'aveugle. Il avait laissé Manny quelques temps, probablement parce qu'il s'était dit qu'il pourrait lui trouver une surprise qui lui ferait plaisir au milieu des multiples jeux idiots qu'on pouvait trouver à la fête foraine de Buffalo. Le pauvre était obnubilé par Manuela, cela ne faisait qu'empirer d'ailleurs mais c'était probablement pour le mieux. Il demandait à chaque forain ce qu'il y avait en vente cette année et les perspectives étaient nombreuses: bon, bien entendu, on avait toujours les bonnes vieilles peluches incroyablement clichés ce qui ne convenait pas à Sky de toute évidence, puis les jeux pour enfants, les ballons en tous genres et les imitations de pistolets de rangers qui n'offraient qu'une piètre satisfaction. Il opta finalement pour un pistolet à eau qui faisait un bruit d'enfer, le genre de trucs que seulement lui pouvaient offrir...

Satisfait de son achat, il reprit sa marche, sa vieille couronne bien en place. Il s'arrêta même pour se manger une glace mais son esprit n'arrêta pas de penser à Whizz. D'habitude, ils passaient leur temps ensemble à la fête foraine, tous les ans. Et cette fois, il n'avait même pas eu la chance de croiser son meilleur ami depuis des jours. C'était étrange mais Sky avait cette sensation que quelque chose les séparait. Un fossé, un mensonge, un secret. Un quelque chose qui ne les aiderait probablement pas à s'en sortir. Sky était un peu inquiet mais chassa la pensée négative, ce n'était pas lui cela. Il ne s'inquiétait jamais de rien, certainement pas alors qu'il venait de se prendre un portant, faisant tomber la moitié d'un stand. Sky se répandit en excuse, parlant probablement dans le vide vu que le bruit alentour ne l'aidait pas à identifier la source des voix ni rien du tout finalement. Il était perdu dans une foule pas possible et c'était là qu'intervenait Whizz d'habitude. Il le guidait pour qu'il ne marche sur les pieds de personne, pour que personne ne le frappe au passage... Whizz veillait sur lui. C'était son rôle depuis que Sky ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, quelques temps avant qu'il n'y voit vraiment plus rien, ou presque. Finalement, le problème fut réglé après que Sky ait perdu la moitié de son vocabulaire devant le forain mais la crise fut évitée rapidement. Le jeune palefrenier fut tenté de retrouver Manny dans la foule mais il lui restait un endroit qu'il n'avait pas visité... L'endroit où pas mal de conneries avaient été dites ou faites. Avec Whizz toujours. C'était le banc, au bout de l'allée des stands. Leur banc. Cliché oui. Mais tous les ans, ils se buvaient des bières sur leur banc en racontant des conneries et Sky ne voulait pas gâcher cette tradition alors il réussit à atteindre au bout d'une bonne trentaine de minutes ledit banc, créant pas mal de catastrophes sur son passage mais s'en sortant vivant au final. C'était le principal. Il resta là, sans compter les minutes, tapant du pied par terre en cadence, l'air hagard, perdu. Et puis, il sentit une pression sur le banc à côté de lui... "Whizz, c'est toi vieux? Trois plombes que j't'attends, j'ai failli appeler mon père p'tain..." Evidemment que c'était Whizz, Sky l'aurait reconnu entre mille, même au beau milieu de son inquiétude parce qu'il se rappelait fort bien que son meilleur ami avait perdu un oeil dans un passage à tabac il n'y avait pas si longtemps que cela. Cette ville était dingue parfois, la preuve, il en faisait partie. Mais peu importait, du moment que Whizz était là, Sky tourna donc la tête vers sa droite, un sourire aux lèvres. Il était enfin là.

Sky n'était pas le maître du réconfort et s'il réfléchissait plus de deux minutes, la vérité était cruelle mais tangible: il n'était le maître de rien du tout. Il n’avait aucune compétence manuelle en vue de sa cécité et ses jeux de mots n'intéressaient que lui et deux trois cinglés dans son genre. Ce n'était pas si étonnant que personne ne venait se confier à lui des choses importantes: Sky repensait au chagrin de Dell et vu comment il avait géré le problème, il n'était pas tellement surpris qu'elle avait préféré prendre ses distances et plus ou moins dire adieu à leur amitié adolescente avant qu'il ne devienne un poids pour elle. C'était le destin de Sky Elliot, il n'était pas comme son père, il n'était pas utile aux gens de Buffalo, il n'était que le petit plaisantin aveugle qui amusait bien la galerie les dimanches de pluie alors qu'il tentait d'aller à l'épicerie et finissait par interrompre la messe en confondant momentanément l'est et l'ouest. C'était sa vie, ce n'était ni triste, ni extraordinaire et encore moins à noter dans les annales de la ville mais c'était quelque chose dont il était presque fier en fait... Sky était original, il n'était pas comme tout le monde, pas un mouton comme on le disait si communément. S'il prenait part dans la guerre des familles, c'était de son plein gré et contre celui du reste de sa famille, s'il allait à droite, c'était parce qu'on lui avait dit d'aller à gauche. Il était son propre homme et c'était quelque qui était assez rare dans ce village où tout ce que quelqu'un faisait était rapporté dès la minute suivante à trois kilomètres de là. Sky s'en fichait pas mal s'il ne gagnait pas le concours de Mister univers ou Intelligence, il avait la volonté de réussir par lui même, avec ses faibles moyens certes mais tout venait de lui. S'il y avait quelque chose de merveilleux qui arrivait dans sa vie, c'était parce qu'il avait saisi sa chance et s'il tombait dans une merde pas possible, c'était aussi de sa faute parce qu'il n'acceptait pas qu'on le guide ou qu'on lui dise quoi faire. Il était vrai que le médecin lui avait dit maintes fois de se munir au moins d'une paire de lunettes parce que ses yeux étaient beaucoup plus sensibles que les autres à la lumière et aux reflets du soleil. Avait-il écouté? Absolument pas, et pourtant, il y avait une possibilité qu'il chope une crasse encore pire que sa malheureuse rétinite dans l'histoire. C'était Sky. Il ne deviendrait probablement jamais un grand homme, le genre de mecs qui se trouveraient dans les bouquins d'histoire ou de philosophie mais il espérait qu'il aurait quand même des mômes à qui raconter toutes ses mésaventures avant d'y passer. Non, Elliot n'avait pas besoin d'avoir un harem autour de lui, il n'avait clairement pas envie d'avoir trois tonnes de regards posés sur lui alors qu'il tentait de faire ses courses tout seul à l'épicerie, ce qu'il désirait vraiment de la vie, c'était garder son indépendance et être heureux avec les quelques gens en qui il avait confiance. Et s'il y avait bien une seule personne pour qui il filerait n'importe lequel de ses organes sans même réfléchir plus de trois secondes, c'était bien Whizz. Ce n'était pas vraiment un amour comme un autre, ce n'était pas une amitié comme les autres du tout même. Sky n'avait eu qu'une soeur, il en avait voulu à ses parents d'ailleurs de s'être plantés quelque part dans les chromosomes de son aînée mais le vide avait été comblé le jour où il avait vécu son premier fou rire en compagnie de Fenley. Il n'aurait rien changé, absolument rien. Pas même la fois où il s'était retrouvé avec une sale gueule au saloon ou quand il avait failli se péter la jambe en glissant sur une fringue de Whizz. Ils en riaient, des jours après, ils en riaient encore et chaque année à cette fichue foire, ils riaient de tout ce qui leur était arrivé lors des trois cent soixante cinq jours précédents. Et à chaque fois, le banc avait un peu plus de mal à supporter leur poids, que ce soit leur véritable masse graisseuse ou le poids de leurs conneries et elles étaient nombreuses.

Non, Sky ne se voyait pas ailleurs qu'à la fête foraine, à attendre tout seul, comme un idiot que Whizz ose se pointer. On n'oubliait pas une tradition, on n'oubliait jamais une amitié aussi pure que la leur. Si ce n'était pas une priorité pour certaines personnes que d'avoir un ami qu'on pouvait garder à vie, pour Sky, c'était une condition obligatoire de sa survie. Chaque moment de leur amitié était gravé entre les planches passées de ce banc précis. C'était ici qu'ils avaient grandi, c'était à cet endroit là que Sky avait osé dire à Sky la première fois qu'il allait être aveugle, que bientôt il devrait le porter pour ne pas qu'il se pète une jambe, voire les deux, et ils avaient ri. C'était aussi là qu'il avait répété que c'était le fameux jour, oui celui là où tout était devenu trop sombre pour qu'il ne discerne les visages ou bien les objets. Ce banc, cette fête foraine, c'était tout ce qui lui rendait unique presque indissociable, parce que c'était bien ce qu'ils étaient, indissociables. On ne pouvait pas appeler Sky sans voir Whizz débarquer derrière et la réciproque était vraie. Et dans le crâne de Sky, cela ne changerait jamais, plutôt crever mangé par des requins ou des lions enragés. Il ne réalisait pas, lui, il était si innocent. Après les derniers jours qu'il avait passés, comment pouvait-il croire que Whizz vivait un enfer? Il ne le pouvait tout simplement pas, parce qu'il était heureux. Parce qu'il avait Manny et que lorsque ce genre de choses arrivaient, on en devenait toujours un peu égoïstes, à oublier d'appeler son pote pour prendre des nouvelles ou juste lui demander comment cela allait lorsqu'ils se croisaient dans la cuisine. C'était cruel la vie, c'était quelque chose que Sky n'imaginait pas en vue de son jeune âge et son inexpérience, lui qui n'avait rien perdu, sauf la vue et il en avait fait le deuil avant même de ne plus avoir d'yeux en état de marche. Alors, non, Sky ne pouvait pas comprendre ce que vivait Whizz, il n'était même pas au courant. Il ne savait rien, vivait dans sa bulle, le sourire aux lèvres en sentant le parfum de son meilleur ami remplir ses narines. Il était tellement de bonne humeur, il respirait la joie de vivre, ne voyait pas que son monde pouvait être brisé en une demie seconde, juste par quelques mots. D'ailleurs, les paroles prononcées ne l'atteignirent pas directement, il était si innocent et ne captait même pas l'ironie du ton de Fenley. Sky se contenta de tourner la tête vers son ami, retirant sa misérable couronne pour la tendre vers Whizz, les yeux remplis de fierté, cherchant probablement l'approbation de son meilleur pote. "J'te remercie, vieux, t'as vu la couronne? J'ai jamais rien gagné, j'suis tellement content. T'étais là? J'étais comment?" C'était atroce à quel point Sky se sentait nerveux alors qu'il ne réalisait même pas qu'à force de parler de lui, il loupait l'essentiel... Il se fourvoyait, oui, il allait en crever, encore plus. Deuxième fois que Whizz ouvrait la bouche et Sky ne comprenait toujours pas le message, son cerveau était resté en pause en entendant le prénom de sa chère et tendre. Il en oubliait tout le reste: le ton, le timbre, cette colère cachée au fond de la gorge de Whizz... Non, il ne voyait rien, justement. A la place, il sortit le cadeau qu'il avait osé acheter à Manny en détruisant la moitié des stands et le garda dans sa main, large sourire aux lèvres. "Ca sonne totalement fou quand tu le dis comme ça. Qui a voté pour nous, hein franchement? D'ailleurs, t'as vu ce que je lui ai acheté? Tu crois qu'elle va aimer? Bon, c'est plus personnel qu'autre chose parce qu'on aime pas trop le conventionnel mais je veux marquer le coup, tu comprends... Comme je l'aime... Beaucoup..." Mais le malaise était là, presque palpable. Certes, Whizz parlait peu, c'était souvent Sky qui comblait les blancs mais aujourd'hui ne ressemblait pas aux conversations légères de d'habitude... C'était froid. Douloureux. Ce n'était pas Whizz et Sky, ce n'était pas leur amitié, leur façon d'être et de réagir quand l'autre osait parler de quelque chose d'important. Et lorsque Lawrence ouvrit la bouche de nouveau, la bulle de Sky éclata. Enfin. Quelque chose n'allait pas, Whizz l'encourageait toujours à agir comme bon lui semblait, jamais il ne parlait de lui comme s'il était victime d'un handicap et qu'il devait se faire aider. Sky fronça les sourcils, un peu perturbé, son ton en pâtit instinctivement d'ailleurs. "Pourquoi j'appellerais Leo pour ranger? J'peux l'faire tout seul, ça s'est arrangé, y a pas eu trop de dégâts t'façon... Pour ce qui est de grandir, c'est un peu tard Whizz, tu réalises que je fais plus d'un mètre quatre vingt dix hein?" Peut être qu'en tentant de faire de l'humour, son meilleur ami se dériderait un peu. Ce ne fut pas le cas. Clairement pas. Sky s'accrocha à son misérable pistolet à eau, comme à sa propre vie, bougeant nerveusement sur le banc déjà abîmé par le passage des tempêtes et du temps également. Le coeur de Sky était autant écaillé que la peinture asséché du mobilier. Quelque chose n'était pas normal, une dague s'enfonçait déjà dans ses artères et Sky était incapable de stopper l'hémorragie, il n'était pas médecin. Il ne savait rien et pourtant, il captait enfin les attaques de Whizz, la dernière le laissant pantois durant au moins une bonne minute. Le silence. La douleur qui se répandait dans chaque cellule qui le constituait, même jusqu'à ses yeux sans vie. Le mal, car oui, il avait mal mais il pouvait contrôler, il pouvait encore faire cela, la tête tournée vers Whizz. "J't'ai fait quelque chose, Whizz, dis moi? J'ai la sensation que t'essayes de me dire quelque chose mais j'saisis pas la profondeur du message... Tu m'l'aurais dit si t'en avais marre de faire le repassage ou la cuisine alors... J'sais pas... Tu veux m'virer, c'ça? Tu veux virer Manny... Ou tu veux juste me faire mal sans raison particulière? Dis le moi juste." Et la voix de Sky n'était plus aussi assuré que quelques minutes auparavant. Il avait la bougeotte sur le banc, le jouet toujours dans la main, arrachant les bouts de paille de la couronne de l'autre. Où elle était sa journée parfaite? Où elle était leur amitié parfaite et indestructible exactement?

La souffrance n'avait pas d'égal, même si Sky n'avait jamais vraiment pu le réaliser auparavant. Toutes ces années et toutes ces épreuves qu'il avait dû vivre, il n'en avait pas souffert. A vrai dire, Sky n'était pas fait pour le chagrin, non, il n'était pas fait pour la souffrance. Il restait toujours ce gamin qui riait du tout, même de on propre malheur et surtout de ses propres mésaventures. Même le pire obstacle de sa vie, il l'avait pris avec une telle désinvolture qu'il n'avait pas même ressenti une pointe au creux du coeur lors de l'annonce fatidique qu'il ne verrait plus. Le souvenir était encore frais dan sa jeune mémoire, Sky avait tout simplement fait comme si la vie continuait et effectivement, celle-ci ne s'était jamais arrêtée. Avant aujourd'hui. Avant ce moment fatal où Sky n'était plu rien. Pas même un souvenir justement. Il avait juste la sensation que c'était le dernier jour de sa fameuse vie, que le lendemain n'aurait décidément pas la même saveur. Le goût d'un adieu. La fatalité d'un au revoir au goût amer, justement. Sky n'était pas préparé aux adieux, il n'était pas prêt pour la douleur car, au fond, il n'était encore qu'un gamin, ce fameux enfant qui courait dans tous les sens à la découverte de la vie, de ce qui en faisait quelque chose d'étonnamment beau: le premier vol d'un papillon, un premier accord réussi à la guitare et puis toute une mélodie, le chant des oiseaux mêlé à cette musique folle, les rires, les jeux, le bonheur dans toute sa splendeur. Sky avait attendu si longtemps pour avoir une véritable raison d'être heureux. Oui, certes, depuis qu'il était tout petit, il n'avait jamais eu besoin d'avoir une quelconque raison pour rire, sourire et être optimiste, c'était ce qu'il avait toujours été mais était-ce réel? Probablement pas, non, pas à chaque fois. Sky se voulait heureux parce qu'il se refusait à lâcher prise, pour ne pas faire mal aux autres, à aux personnes qu'il aimait et qu'il savait plus fragiles que lui alors il jouait un rôle, un très bon rôle même. Mais la vie ne pouvait pas toujours restait telle qu'elle était: une illusion et à un moment donné, elle révélait sa vraie nature. Avec Manny, Sky découvrait réellement la force d'un sourire, ce que des simples mots pouvaient provoquer sur l'âme d'une personne, ce que des promesses pouvaient rendre beau chez l'autre. Pour une première fois, Sky s'estimait chanceux parce qu'il n'avait rêvé que de cela, que quelqu'un le comprenne ou du moins ne le prenne pas en pitié pour ce qu'il ne pouvait pas être, comme tout le monde. Manuela était cette femme là, elle était ce qu'il avait attendu depuis qu'il vivait dans le noir. Et pourtant, oui pourtant, même ce bonheur là ne pouvait pas rester aussi parfait plus de quelques heures, il y avait toujours la réalité autour de son être et celle-ci faisait atrocement mal. Heureusement qu'il ne pouvait pas la voir certainement vu à quel point Sky ressentait le malheur des autres, il absorbait les pleurs des uns, ravalait les cris des autres pour n'en faire sortir que de jolis sourires, c'était sa force mais c'était aussi son plus grand tort. Personne ne pouvait vivre ainsi, personne ne pouvait se targuer d'être aussi fort que cela, surtout pas Sky. Alors, finalement, ne plus rien voir lui sauvait la mise, vraiment... Mais pas toujours, non pas toujours. Pas aujourd'hui. Être aveugle était son plus grand fardeau ce jour là, peut être parce qu'il devenait effectivement un poids mort pour d'autres mais surtout parce qu'il n'avait pas su capter la détresse de sa moitié, de la personne qui avait partagé sa vie depuis tellement de temps qu'il était incapable de compter le nombre de fois où ce cher Whizz lui avait sauvé la vie, au sens propre comme au sens figuré.

Et aujourd'hui, il la lui reprenait, avec violence et acharnement. Sky n'avait pas dit un mot, pas un seul. Rien. Lui qui ne pouvait pas s'empêcher de dire tout et n'importe quoi semblait ailleurs, plus loin. Comme mort à l'intérieur. Chaque phrase prononcé lui coupait le souffle mais Sky les absorbait, une par une, laissant les griffes aiguisées des syllabes lui transpercer la peau. Doucement, avec précision et assurance. Whizz le bousillait, il mettait à néant tout ce qu'il avait tenté de construire ces quatre dernières années, il cassait le lien le plus beau et le plus fort, quasi indestructible que Sky avait pris temps de temps à construire. Whizz avait été son salut pendant si longtemps qu'au final, il était tout à fait logique que ce soit lui sa faucheuse, sa douce mort. Le retour à la réalité était brutal, quasiment annihilant. Sky ne cillait pas, pas dès le début. Il ne cillerait peut être pas, qui pouvait le savoir, probablement pas lui... "J'te remercie du vote de confiance. Et de croire en moi, ça fait toujours plaisir d'avoir un ami aussi dévoué que toi." Et puis plus rien. Il n'avait plus de voix, plus de force, pas même pour ce sarcasme si dévastateur qu'il avait toujours pris un malin plaisir à utiliser quand son père le sermonnait d'être encore en vie. Sky n'était plus rien, juste une coquille vide sous le joug de cette personne qu'il appelait son frère depuis de années, depuis même l'éternité dans son langage. Il n'avait pas bougé, Sky avait juste accepté, même s'il bouillonnait à l'intérieur, peut être parce qu'il considérait ses reproches comme injustes ou peut être parce que justement elles avaient une part de vérité. Il n'avait aucune réelle idée finalement, Sky se contenta juste de ravaler ses sanglots silencieux pour le moment et une fois que Whizz en eut terminé avec son argumentaire des plus déchaînés, le jeune brun se releva pour lui faire face, anéanti. "si c'ma haine que tu cherches, tu l'as gagné, Whizz. Qu'est ce que j'ai fait pour mériter ton mépris hein? Qu'est ce que j't'ai fait de si affreux pour que tu dénigres tout ce que j'suis? Tu m'as détesté toutes ces années, c'ça? Et du coup, tu t'e dit, ce type fait tellement pitié que j'vais faire dan la charité et devenir son ami hein? Tu crois que j'le sais pas que j'suis aveugle? J'suis p'tet con comme tu dis mais moi, au moins, j'essaye de faire quelque chose de ma peau plutôt que m'acharner sur les autres... Parce que si j'suis dans cette condition, c'entièrement ma faute et j'suis au courant, merci! J'ai pas besoin d'un type comme toi incapable d'se regarder dans la glace avant de parler pour prendre conscience que j'vois plus. Que toute ma putain de vie, j'vais la passer dans le noir total. Et j'sais aussi qu'un jour ou l'autre, j'devrais me plier aux règles comme tous les autres abrutis dans mon genre... Porter des lunettes, une canne ou n'importe quoi mais en attendant, j'essaye de profiter du peu de vie que j'aie, est-ce que tu peux en dire autant? J'crois pas non, parce que toi, Whizz, oui, toi, tu rejettes tout ce qui a de bien dans ta vie. Tu as rejeté Trish, tu m'as rejeté, moi et tu vas faire quoi, maintenant, hein? Tu peux pas t'rejeter toi même, alors qu'est ce que tu vas faire d'ta peau?" Sky pleurait vraiment en se coupant quelques secondes. Juste de quoi reprendre sa respiration, entre ses sanglots et sa colère. "J'accepte tes critiques parce que j'suis sûr que j'les mérite, parce que oui, j'suis qu'un sale gamin dans tes pattes depuis trop longtemps mais j'espérais au moins que toi, et toi seul, tu me jugerais jamais. Qu'on était des putains de frères, les meilleurs amis du monde... j'suis vraiment con d'm'être autant gouré... Mais comme j'suis un putain d'aveugle handicapé, c'pas si étonnant, pas vrai? Et j'suis tellement con que j'vais lui faire confiance à Manny parce qu'elle au moins, elle apprécie ma présence et mon envie d'la faire marrer et comme j'suis un fardeau d'égocentrisme pour ta petite personne, j'pense qu'il est préférable qu'on arrête là, non?" Et Sky essuya une larme en serrant la mâchoire, ses poings dans la même position. Et incroyable, il se détourna, prêt à s'en aller, faisant un pas puis un autre, ce qu'il savait probablement le mieux faire quand il était en proie à un surplus de souffrance. Et là, Sky devait subir le summum en la matière.