Pas de chance. De toutes les familles sur lesquelles j'aurais pu tomber, ce fut celle des Heazlewood, à Buffalo, au Wyoming. Une famille d'ivrognes, violents dès que l'occasion se présente. Ils ne m'ont adopté que pour la pension qui venait avec. Et avec la merde qu'on mangeait, je n'ai pas de mal à imaginer que l'argent passait ailleurs. Dans l'alcool, par exemple. J'ai quand même passé toute mon enfance et mon adolescence avec eux ; pas trop le choix, je n'avais nulle part ailleurs où aller. Mes parents biologiques avaient bien insisté pour que je ne sache jamais qui ils étaient. La seule information que j'ai à ce jour, c'est que le nom de jeune fille de ma mère est Alkins, d'où ce choix de changer de nom dès que j'eus l'argent et l'âge légal pour. À part ça, rien, pas un mot, pas un signe de vie, pas une seule trace à suivre. Je sais que ça fait cliché, mais j'ai l'impression qu'à cause de cela, il me manque une partie de moi. Je ne sais pas trop qui je suis en ne sachant pas d'où je viens.

Pendant mon enfance, j'ai enduré les crises de colère de mon père adoptif qu'il calmait en cognant ma mère adoptive. Je me cachais dans ma chambre, la porte bien fermée, et j'écoutais de la musique le plus fort que je pouvais dans mes oreilles - je serai sans doute sourd à quarante ans à cause de ça. Puis à l'adolescence, la situation s'est gâtée. Mon "père" a sans doute réalisé que j'étais maintenant assez vieux et assez fort pour prendre les coups à la place de sa femme. Alors il a passé sa haine et sa colère sur moi, sur mon corps, sur mon âme. J'ai commencé à faire comme lui : boire et passer ma colère sur les autres. N'ayant jamais eu autre chose comme modèle, dans ma tête, c'était comme ça que ça devait se passer. Alors sur l'heure du midi je partais de l'école pour aller boire et fumer dans la forêt. Quand je revenais, j'envoyais balader les professeurs et les directeurs. J'accumulais les heures de retenue auxquelles je ne me présentais pas. Je préférais aller flâner dans les centres commerciaux pour voler de l'alcool ou d'autres babioles futiles. D'ailleurs, c'est un peu à cause de ça que ma vie a vraiment commencé à sentir le chaos. Un après-midi, je me suis fait prendre la main dans le sac avec une bouteille de whisky qui devait valoir plus de 300$. Évidemment, mes parents adoptifs n'ont pas voulu s'occuper de mon cas alors ça a passé par la direction de la protection de la jeunesse, j'ai eu des heures de travaux communautaires à faire, j'ai été suivi par un genre de psychologue pas qualifié, sûrement en travail social ou un truc dans le genre.

Après cette année merdique, j'ai réalisé que la vie que je menais n'était pas pour moi. Alors à l'âge de 15 ans, j'ai tout lâché. L'école, la famille. J'ai fait ma demande d'émancipation, et sous certaines conditions, on me l'a accordée. Je me suis donc trouvé un emploi dans la construction, seul emploi respectable qui ne m'avait pas demandé d'études supérieures. J'avais aucune idée de ce qu'un maçon faisait, mais j'ai appris sur le tas. Sur le terrain, comme on dit. Je crois que je fais bien mon boulot, maintenant. Mieux que d'autres qui ont étudié dans une école des métiers de la construction. Alors ça va, de ce côté-là, je m'en suis pas trop mal tiré. Mais socialement, je suis encore le "outsider". J'ai pas appris à aimer, pas appris à socialiser. J'ai jamais eu de copine - je sais pas pourquoi, je finis toujours par les insulter, les filles -, j'ai jamais eu un très grand cercle d'amis. J'ai pas non plus d'ennemis, pas vraiment en tout cas. Les gens se fichent plutôt de moi, tout simplement. Je fais ma vie, ils vivent la leur. Nos chemins se croiseront pas, et c'est bien comme ça. Je demande pas mieux, en fait. Les amis que j'ai sont là pour rester et c'est tout ce qui m'intéresse. De toute façon, je n'ai pas de compte Facebook sur lequel afficher à quel point je suis populaire - ou pas - alors quelle différence ça peut bien faire.

C'est à 22 ans que j'ai eu l'impression que j'allais peut-être devoir changer un peu mon attitude auprès des autres. Pourquoi ? Je déambulais en soirée dans les rues, après avoir été joué au billard, et j'ai trouvé une blondasse qui pleurait. «  Tu pleures ? » Avais-je plus ou moins constaté, demandant quand même, comme un idiot. Je m'en fichais un peu, qu'elle pleure, mais en même temps, il aurait été cruel de passer mon chemin, sans avoir dit quoi que ce soit. «  Non j’me nettoie les yeux ! » Avait-elle répondu. J'éclatai de rire, sarcastique à souhait, comme à mon habitude. Au moins, sa réponse n'était pas plus intelligente que ma question. «  Avec du mascara ? T’es intelligente toi dit donc. » Lâchais-je. Un peu méchant, je vous l'accorde, surtout alors qu'elle pleurait réellement. La blondinette me lança un regard noir, je vous jure j'ai eu l'impression que des couteaux m'avaient transpercé les yeux.  «  Et toi tes vraiment con ma parole ! » Elle avait raison. Avec un regard brillant, je lui adressai un sourire sincère, et sans le savoir, elle l'interpréta comme un sourire séducteur. J'allai m'asseoir sur le trottoir, à côté d'elle. «  Allez, qu’est-ce qu’il t’arrive ? » Je n'avais rien de mieux à faire de toute façon, et cette fille était tellement belle que de l'entendre parler ne pouvait pas être si horrible.  «  Qu’est-ce que ça peut te faire ? De toute façon j’ai pas envie d’en parler… Je veux juste oublier ! » J'avais le remède parfait. Je sortis donc une bouteille de fort de mon sac, une bouteille que j'avais volée, oui parce que je ne perdais quand même pas mes mauvaises habitudes.  «  Tiens alors ! Bois ça ira mieux ! » Ses yeux s'écarquillèrent et elle regarda partout autour d'elle, affolée sans doute à l'idée que quelqu'un la voit avec ça sous les yeux. Je rigolai.  « T’es malade ! C’est de l’alcool ! » Je soupirai, levant les yeux au ciel. «  Oh mademoiselle fait sa prude ! » J'avais piqué au bon endroit, parce que la demoiselle attrapa la bouteille, l'air énervée, et bu quelques gorgées une après l'autre. Je souris et fit de même. Nous discutâmes de tout et de rien, restant assis sur ce trottoir peu confortable. À l'heure de partir, Roxanne - c'était son nom, je l'avais finalement appris - ne tenait plus debout. J'ai donc été obligé de la raccompagner chez elle, suivant ses indications ivres et peu claires jusqu'au perron de sa maison. Arrivé juste devant la maison, sur le trottoir, je chuchotai à son oreille : «  Allez princesse, je te ramène dans ton château. » Je souris, puis traversai sa cour jusqu'à sa maison, la déposant sur le dit perron. Je n'oubliai jamais cette soirée. Elle, si.

Alors ne sachant pas si elle se souviendrait un tant soit peu de moi, je me contente depuis cinq ans de la regarder de loin, de surveiller qu'on ne lui mène pas trop la vie dure. Oui parce qu'en m'informant auprès de Dell et Logan, quelques mois après ma rencontre avec Roxanne, j'avais appris que celle-ci était une Dawson, cette famille si mal vue à Buffalo. Personnellement, je m'en fichais royalement et je voyais en elle la vraie femme qu'elle était : douce, gentille, belle, drôle, innocente. Je n'étais pas aveuglé par les préjugés comme tous les autres. Toutefois, je me connaissais mieux que quiconque et je savais que je n'étais sans doute pas le prince charmant qu'elle attendait. Alors je m'étais donné un peu comme le titre de protecteur, d'ange gardien, si on veut, pour Roxanne. C'était le mieux que je pouvais lui offrir.